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Sans même tenter, dans un premier temps, de comprendre ce qui s’était passé, Bob Morane désigna les rangées d’écrans à Forrester.
— Essayez d’arrêter ce compte à rebours, dit-il, sinon toute la forteresse va nous tomber sur le coin de la tête… Et les données aspirées par Prométhéus seront à jamais perdues.
À travers les baies vitrées du centre de commandement, la sphère du super-ordinateur attirait les regards de Forrester, qui ne parvenait pas à s’en détourner.
Il s’étonna :
— C’est incroyable ! Il s’agit vraiment d’un super computer basé sur la technologie du professeur Hutton ?
Bob saisit le jeune homme par le bras.
— Ce n’est pas le moment de perdre son temps, Forrester… Il nous reste huit minutes… Grouillez-vous…
Le jeune technicien s’arracha à sa fascination et se glissa derrière l’une des consoles. Il fouilla dans un petit sac à dos pour en retirer un ordinateur portable à peine plus grand et plus épais qu’un tabloïd. En moins de vingt secondes, l’appareil fut branché sur le système principal de contrôle de Prométhéus… et de la forteresse.
— Je vais voir ce que je peux faire, dit Forrester en faisait craquer ses doigts au-dessus du clavier.
Bob s’éloigna pour revenir vers le corps de Monsieur Ming, toujours étendu, inanimé. Il interrogea à l’adresse de Ballantine.
— Que s’est-il passé ?
Haussement d’épaules de l’Écossais, accompagné d’un mouvement de tête de gauche à droite.
— Je n’en sais rien, commandant…
Le géant se tenait agenouillé auprès de Ming, son arme appuyée contre le coin d’un meuble de bureau.
— Il nous parlait, expliqua Tania, puis il a eu comme un spasme, ses regards sont devenus fixes et il s’est écroulé…
Sans attendre, Bob défit le col de la veste de Ming pour tâter les jugulaires… Il lui semblait percevoir un battement très faible et irrégulier. Les pupilles du Mongol ne marquèrent que peu de réactions.
— Il semble être plongé dans une sorte de coma, commenta Bob. Impossible d’en savoir plus pour le moment, mais…
Il s’interrompit. Une goutte de liquide carmin venait d’apparaître au coin de la narine droite de Ming. Du sang. Les yeux fixés sur Tania, Bob demanda :
— Se plaignait-il de maux de tête ces derniers temps, de trouble de la concentration ?…
— Vous savez comme moi que mon oncle n’a jamais été du genre à se confier… Même pas à moi… Mais au cours des derniers jours, son caractère changeait. Il semblait moins sûr de lui, je vous l’ai dit… Il attribuait cela à un éventuel problème dans le fonctionnement du duplicateur…
— Je ne suis pas neurologue, fit Morane. Mais je crois que l’Ombre Jaune vient d’être terrassé par un accident cérébral. Et si nous ne parvenons pas à le sortir d’ici, il ne survivra pas… Nous aurons encore une fois perdu une chance de le retenir prisonnier et d’en apprendre davantage sur lui…
— Monsieur Morane !
Penché sur son clavier, Forrester faisait signe à Bob de le rejoindre.
Sur son écran, des lignes de code avaient remplacé les chiffres du compte à rebours. Mais sur les autres écrans, ce compte à rebours avait atteint les cinq minutes et l’abaissait régulièrement. Tout espoir semblait perdu.
— Que se passe-t-il ? interrogea Bob, le front marqué d’une ride verticale, signe d’intense préoccupation.
— Je suis parvenu à pénétrer dans le cœur de la programmation et…
— Au fait, coupa Morane. De toute manière, je n’entends pas grande chose à cette technologie dernier cri.
— Pour faire simple, reprit Forrester, je suis dans le centre de commandement du système Prométhéus. Le problème, c’est que les clés de cryptage sont en relation avec la puissance de la machine, c’est-à-dire, énormes…
— Vous voulez dire qu’il n’y a pas moyen d’arrêter le compte à rebours et de programmer un retour des fichiers volés par Prométhéus… donc par Ming ?…
— Je ne dis pas ça… J’ai réussi à glisser dans tout ce fatras un programme espion… Un aspirateur aussi, dont le travail consiste à brouiller les codes, afin de ralentir plus encore le travail de Prométhéus, de lui parasiter son horloge interne…
Comme pour souligner les déclarations du jeune technicien, le compte à rebours se figea pendant une dizaine de secondes, pour reprendre ensuite.
D’un geste, Forrester réinitialisa son programme, afin de répéter la manœuvre.
— C’est manuel… constata Bob.
— Et archaïque… Mais c’est le seul moyen de tromper la vigilance du système Prométhéus. Dans le même temps, mon espion commande à la mémoire centrale de réinjecter les fichiers dans les ordinateurs piratés par Ming et ses opérateurs. Ce n’est pas très compliqué, puisque Ming pensait, sans doute à tort, que personne ne viendrait mettre son nez dans sa petite opération. Il a assigné toute la puissance de Prométhéus au piratage des serveurs mondiaux… Pas à sa propre protection… Il a péché par orgueil… Donc il y a moyen d’éviter la catastrophe et de permettre aux fichiers de retrouver leur place. Mais celui qui restera ici pour relancer le processus de ralentissement du compte à rebours n’aura plus que cinq minutes pour rejoindre la surface… Ce qui, selon mes estimations, demandera une fameuse forme physique…
Sans répondre, Bob rejoignit Bill et Tania. Il avait déjà pris sa décision.
— Bill, dit-il, tu vas te charger de Ming et remonter à la surface avec Tania et Forrester… Il faut que des médecins parviennent à garder Ming en vie pour empêcher la création d’un nouveau duplicata.
— Un médecin ? s’étonna Ballantine. Mais où vais-je trouver un médecin dans ce coin perdu ?
— Une équipe de gens nous attend à l’extérieur de la base… Tania, vous pouvez conduire Bill le plus rapidement à la surface ? Vous connaissez le plus court chemin ?…
La jeune fille approuva de la tête, enchaîna :
— Qui sont ces gens dont vous parlez ?
— Ils font partie d’une organisation antiterroriste dont un des buts est de faire échec à votre oncle. Bill et moi sommes entrés en contact avec ses membres à Paris… C’est grâce à eux que nous avons retrouvé la fille du professeur Hutton mais, hélas, c’est aussi grâce à leur technologie que Ming est parvenu à nous mettre en échec… Je les avais prévenus… Avant de nous lancer à la recherche de Dana Hutton, j’ai à nouveau été contacté…
Morane se tourna vers Ballantine.
— Bill, tu te souviens du seul arrêt que nous avons fait sur la route, vers l’Espagne ?
L’Écossais hocha la tête affirmativement, et Bob poursuivit encore :
— Ils m’ont glissé un émetteur miniaturisé sur une dent… Avec l’espoir que l’Ombre Jaune nous amènerait à son repaire… Ils avaient raison. Ming n’a jamais pu résister au plaisir de me défier et de tenter de me convaincre de le rejoindre dans son combat. Selon un protocole établi, les membres de l’organisation antiterroriste se sont lancés à l’assaut de cette base dès que les premiers signes d’un désordre mondial sont apparus. Nous savions que Ming utiliserait la technologie du professeur Hutton à des fins néfastes, mais nous ignorions tout de l’ampleur de son projet.
— Ming est en notre pouvoir, fit Bill Ballantine. Pour en faire quoi ?
Bob résuma les paroles de Forrester.
— Cinq minutes ! s’exclama Tania. Vous n’y parviendrez jamais, Bob… Jamais !… Pas avec tous les ascenseurs hors service et la base en train d’être détruite. Je vais rester… Tout cela, c’est une fois encore à cause de mon oncle… Je dois réparer le mal qu’il a fait… Je connais les moindres passages de la base et…
Morane posa une main apaisante sur l’épaule de la jeune femme.
— Vous savez comme moi que vous n’y êtes pour rien, Tania… Et sans vous, Bill et Forrester risqueraient de s’égarer… Et votre oncle de succomber, déclenchant en même temps l’action du « duplicateur »…
Tania Orloff baissa les yeux. Elle savait que Bob avait raison, mais elle ne pouvait se résoudre à l’abandonner.
— Je trouverai un truc, assura Morane, ne vous en faites pas…
— Commandant… Je…
— N’insiste pas Bill, lâcha sèchement Morane. Tu sais qu’il n’y a pas d’autre solution… et que, quand j’ai décidé quelque chose…
— Je peux courir presque aussi vite que vous, je…
— Presque, Bill… Presque…
Un dernier sourire glissa sur le visage de Bob, puis il fit volte-face pour rejoindre Forrester.
— Expliquez-moi Forrester, dit-il. Et filez…
Le jeune informaticien lui montra les trois manœuvres à effectuer toutes les quinze ou vingt secondes, afin de geler le compte à rebours. La manœuvre elle-même prenait une à deux secondes. Il grignotait donc dix-huit secondes sur le compte à rebours à chaque manœuvre. Selon un simple calcul, quatre-vingt-dix minutes s’écouleraient avant que la zone rouge soit atteinte.
— Dans combien de temps les données seront-elles réinjectées dans le réseau ? demanda Bob.
— D’après mes calculs, cela devrait prendre une heure, une heure et demie…
Bob hocha la tête.
— C’était à prévoir, dit-il… Il eut été trop simple d’obtenir une confortable marge de manœuvre…
Forrester haussa les épaules, dit :
— Allez-y… Je vais rester…
— Pas question, Forrester. Je ne laisserai pas à Ming le plaisir de me mettre en échec, même s’il est dans le coma. Je me suis mis en travers de sa route depuis pas mal de temps… Et c’est pour moi une nouvelle occasion de le contrer… Filez, Forrester…
Sans insister davantage, Forrester alla rejoindre Bill et Tania. Le géant écossais avait fabriqué une civière de fortune en brisant les pieds d’une table de travail, et le corps de Monsieur Ming, toujours immobile, fut étendu à même la tablette garnie de Formica.
Bill et Forrester saisirent chacun une des extrémités de la civière improvisée pour se diriger vers la porte, que Tania ouvrit devant eux pour leur faciliter le passage.
Avant de s’engager dans le couloir, Tania Orloff jeta un dernier coup d’œil en direction du centre de commandement. Silhouette seule et immobile, Bob lui tournait le dos.
***
Sur les grandes places financières ouvertes lors de l’attaque menée par l’Ombre Jaune, c’était la panique. Les gens hurlaient, les courtiers demeuraient suspendus à leurs téléphones, torturaient inutilement les claviers de leurs ordinateurs, essayaient de connaître l’étendue de la catastrophe.
Une première lueur d’espoir brilla lorsqu’une petite banque de l’Arkansas récupéra d’un seul coup tout son fichier clients, sans qu’aucune modification n’y ait été apportée.
À une vitesse exponentielle, les fichiers renvoyés par Prométhéus reprenaient leur place, alimentaient à nouveau les bases de données, rendaient leur efficacité aux échanges électroniques.
En tout et pour tous, la « panne » avait duré moins de trois heures. Pourtant, les analystes ne doutaient pas que les pertes allaient se chiffrer en milliards de dollars. En quelques minutes, la population avait eu un aperçu de ce que serait une véritable apocalypse financière. Les millions de personnes qui avaient vécu cette crise en direct venaient de comprendre la fragilité de cette immense pyramide économique dont les bases étaient uniquement constituées d’informations circulant à très grande vitesse, à l’échelle mondiale, sans qu’aucune « espèce sonnante » n’en garantisse l’équilibre.
***
L’issue de la Forteresse de Solitude de l’Ombre Jaune formait un large demi-cercle découpé dans l’épaisse couche gelée, au cœur de l’hiver sibérien. Bill Ballantine, Tania Orloff et Forrester, ralentis par la civière improvisée supportant le corps de Ming, avaient mis près de vingt minutes pour l’atteindre.
Immédiatement, des hommes de l’Organisation Oméga les avaient pris en charge, en leur procurant vêtements chauds, couvertures, boissons… et tout ou presque tout, de ce que nécessitait un périple en zone subpolaire…
Le corps de Ming, lui, fut transféré dans une unité de secours de première urgence, installée à l’arrière d’un énorme hélicoptère porteur de troupes Chinook.
Le premier diagnostic était proche de celui de Bob Morane. Rupture d’un anévrisme situé au lobe gauche du cerveau.
À peine le corps déposé, Bill s’était dirigé vers l’entrée de la forteresse.
— Où allez-vous ? s’enquit Tania, alors qu’elle connaissait déjà la réponse.
— Pas question de laisser le commandant tout seul là-dedans. En dix minutes je serai redescendu. Si cette satanée turne se met à exploser de partout, on ne sera pas trop de deux pour s’aider à regagner la surface…
— Je vous accompagne ! décida Tania. L’Écossais secoua la tête.
— Pas question… Ça ne sera déjà pas facile d’y arriver à deux, alors à trois…
La jeune femme protesta :
— Mais je connais cette base…
— Et moi, je connais le commandant, coupa le géant. Si je vous emmène, il me tordra le cou aussi sec…
Tania Orloff n’insista pas. Question poids, le colosse écossais possédait sur elle un avantage certain…
***
Bob Morane devait accomplir des efforts de concentration pour parvenir à ne pas mélanger la séquence de touches nécessaire à la relance du programme mis au point par Forrester. Les dix premières manipulations s’étaient avérées faciles mais, peu à peu, Bob, assommé par le côté mécanique de la manœuvre, s’était mis à commettre des erreurs.
Il croyait disposer encore d’une trentaine de minutes lorsque le message sur les autres écrans de contrôle changea.
En dessous du compte à rebours, une nouvelle ligne de texte vînt s’ajouter :
EXPLOSIONS PRIMAIRES DANS 01 : 00.
Une minute !… Bob n’avait pas songé à ça. La destruction de la base n’était pas programmée d’un seul tenant. Ming était trop pervers pour cela. Il avait décidé de maximaliser l’effet de destruction en étalant les explosions dans le temps.
Où se déroulerait cette série de détonations primaires ? Une question que Morane se posait. Il murmura, pour lui seul :
— La vie ne serait pas drôle sans quelques petites surprises…
En parlant, il tentait une fois de plus de relancer la manœuvre de ralentissement du compte à rebours.
À l’heure choisie par Ming pour les premières explosions, un roulement sourd secoua toute l’étendue des souterrains.
***
À l’extérieur, Forrester vérifia son propre compte à rebours sur sa montre bracelet. Le sol sibérien trembla.
— Pas possible, souffla Forrester. C’est trop tôt… Morane et Ballantine n’avaient plus aucune chance de s’en sortir…
***
— Commandant !
Bob Morane se tourna vers la porte du centre.
— Bill ! C’que tu fous là ?
Le géant éclata d’un rire préfabriqué.
— Croyez tout de même pas que j’allais vous laisser toute la gloire…
— Tu vas juste réussir à te faire tuer. La forteresse est déjà en train de partir en morceaux…
— Ça, je l’ai entendu… Mais je connais un chemin pour remonter au plus court vers la surface… Avec un peu de bol, on devrait pouvoir battre un record olympique… Mais faut pas qu’on traîne…
Comme pour souligner les paroles du géant, une série de courtes explosions secoua la vastitude de la caverne. Au-delà de la sphère de Prométhéus, des volutes de fumées apparurent, rampant tels des boas dans les conduits d’aération.
Bob consulta sa montre.
Le processus de feedback des fichiers durait depuis près de quatre-vingt minutes.
« Ils devront se contenter de ça, songea Morane. Si quelques spéculateurs véreux de Wall Street perdent leur chemise, ce n’est pas moi qui les plaindrai… »
Il se leva d’un bond.
— Allons-y, Bill !… On file…
Sous eux, une violente explosion secoua le sol. Déséquilibrés, les deux amis roulèrent sur la passerelle. Ils tentaient de se relever, lorsque les pilastres qui soutenaient cette passerelle, à près de trente mètres du fond de la caverne, se volatilisèrent dans une nouvelle série de craquements suivis d’explosions sourdes.
Bob et Bill crurent sentir le monde s’écrouler sous eux.
Morane donna un dernier coup de reins pour tenter d’atteindre la double porte, y parvint…Plus lourd, Bill glissa sur près de trois mètres, avant de serrer les doigts autour des étroits barreaux qui formaient l’armature de la passerelle. Encore une fraction de minute et la passerelle elle-même allait se désolidariser complètement de la roche et précipiter l’Écossais dans le vide. Une chute vertigineuse avec, au bout, l’écrasement…
Se rendant compte du péril que courait son ami, Bob Morane revint sur ses pas, s’accrocha d’une main à un moignon de poutrelle, s’allongea à plat ventre au-dessus du vide, en hurlant à l’adresse de l’Écossais :
— Tiens bon, Bill !…
En même temps, il tendait sa main libre, étendant au maximum tous ses muscles, pour crier encore :
— Prends ma main !… Vas-y !…
Le géant eut un sursaut, porta tout son corps en avant, en une ultime détente. Sa large main se referma sur le poignet de Morane. Une étreinte que rien ne viendrait à desserrer. Puis ce fut la main de Morane qui se referma sur le poignet du géant. Une prise sûre… Une prise d’acrobate de cirque.
La force des deux amis conjuguée et, quelques secondes plus tard :
— Viens, lança Morane. On est pas encore sortis…
Bill Ballantine avait rejoint Morane sur une surface solide.
De nouvelles explosions se déclenchèrent. Mais cette fois, avec une fréquence accrue. Comme le grondement d’un orage toujours recommencé. Le roulement des sabots d’une horde d’un millier de bisons à la bonne vieille époque de la conquête du Far-West.
— La Forteresse de la Solitude va nous tomber sur la tête, fit Bill.
Un souffle torride parvint soudain jusqu’à eux. Une lueur rouge, épaisse comme celle de l’Enfer, gomma l’obscurité. Le feu !…
Il remontait à travers toutes les galeries, aspiré par un titanesque appel d’air.
— On court ! hurla Morane.
Les deux amis se mirent à courir de toute la vitesse dont ils étaient capables avec, dans leur dos, le souffle torride d’un incroyable dragon lancé à leur poursuite.